Il faisait beau, ce dimanche de juillet. Tellement beau que tout le monde, vendeurs, acheteurs et badauds cherchait l'ombre des platanes. Un bric-à-brac indescriptible s'étalait sur la place du foirail et sur le tour de ville : c'était la brocante annuelle de Cajarc. Les stands des professionnels alternaient avec les fonds de grenier des habitants du canton, le plus souvent déballés à même le bitume. Vieilles armoires, brocs ébréchés, socs de charrue, voisinaient avec la voiture à pédales dédaignée par le petit dernier depuis qu'on lui avait offert un vélo, tranchant singulièrement sur la vaisselle ancienne, parfois dépareillée, et quelque ménagère en argent qui aurait eu besoin d'un bon astiquage pour embellir une table. Il y avait du monde. Des vacanciers, qui espéraient trouver un souvenir de vacances original, ou qui voulaient simplement rompre avec la monotonie des après-midi de baignade dans le fleuve. Des parisiens, qui venaient chiner une petite table, ou un vieux lampadaire, pour meubler à bon marché leur maison de vacances. La fille du charcutier, qui venait par hasard de tomber en arrêt devant un pot de porcelaine blanche, qu'elle imaginait déjà très bien sur le vaisselier du salon, mais que le brocanteur refusait de lui céder au prix qu'elle en proposait. Les autochtones, qui descendaient pour dire bonjour aux têtes connues, mais aussi peut-être pour assouvir une curiosité un peu malsaine en observant, l'air de rien, ce qui traînait dans les greniers de leurs voisins. Et puis il y avait les collectionneurs. Ceux qui traquent un livre rare, le verre gravé qui complétera une douzaine orpheline, la série de petites cuillers repérée dans une revue spécialisée, ou simplement l'assiette ancienne qui fait plaisir à l'oeil, accrochée au dessus de la cheminée.
Jacques était de ceux-là. Lui, son dada, c'était la vaisselle art-déco. Il était déjà venu tôt le matin repérer quelques pièces, dont il espérait bien faire baisser le prix un peu plus tard dans la journée. Après un déjeuner sous les arbres, il entamait son deuxième tour, scrutant chaque étalage pour vérifier que rien ne lui avait échappé : parfois, la pièce de choix se cachait malignement derrière une carafe sans intérêt, ou sous un vieil oripeau qui ne valait pas trois sous. Il fallait bien regarder, prendre son temps : là était d'ailleurs une bonne partie du plaisir. Il se laissait parfois distraire par une négociation en cours, s'amusant des arguments développés par l'acheteur, mépris affiché pour l'objet qu'il désirait pourtant si fort, et de l'obstination du vendeur, pas dupe, qui n'allait pas laisser échapper une si belle occasion de prendre son bénéfice. La discussion pouvait durer un bon moment, et cela aussi faisait partie du plaisir... Jacques approchait maintenant du stand où il avait repéré le matin une superbe série de verres, qui serait admirable avec le service de vaisselle complété l'an dernier, après de patientes recherches. Son coeur se mit à battre plus fort : pourvu que personne ne l'ait achetée depuis sa visite matinale. C'était peu probable, le vendeur en voulait vraiment trop cher, même si l'on rapportait le prix à la beauté du service, et à cette inestimable particularité : la douzaine était complète, et n'avait pas un éclat. On ne sait jamais, un amateur de la même eau que lui avait pu faire les mêmes remarques, et emporter l'affaire... Tout allait bien cependant : les verres étaient toujours là, étincelant doucement au soleil, encore plus beaux que le matin.
Jacques fit comme si de rien n'était, et contourna le stand sans s'arrêter, puis revint brusquement sur ses pas, comme saisi d'un remords : "Vous les vendez combien, vos verres ?
- Mais le même prix que ce matin, Monsieur, quinze cent francs la série.
- Ils sont décidément trop chers. Tant pis. D'ailleurs, vous voyez bien, personne ne les a achetés !
- Ce n'est pas grave. Je les ai seulement depuis une semaine. Avant la fin du mois, j'aurai trouvé preneur !
- Allons, ils sont fragiles, vous risquez de les casser dans le transport. Pour mille francs, je les prends, et je vous paie en liquide.
- Vous voulez rire ? Quinze cents, ou rien ! Au revoir, Monsieur."
Jacques, dépité, s'éloigna de quelques pas, poursuivant sa balade. Aussi séduit qu'il fut, il ne voulait pas dépasser le budget qu'il s'était fixé : c'était la règle du jeu. Sinon, ç'aurait été trop facile !
Un peu plus loin, il y avait un joli légumier, assorti à son fameux service de table. Il le prit en main, le soupesa, le retourna : c'était bien la même signature, et il était en très bon état. Cent cinquante francs, c'était tout à fait raisonnable. Mais un plat à légumes, il en avait déjà un, tout pareil, un peu plus petit peut-être... Jacques reposa l'objet, et manqua le casser : la voix de la brocanteuse qu'il n'avait pas vue s'approcher l'avait fait sursauter : "Il vous plaît, mon plat, vous l'avez déjà regardé ce matin. Allez, c'est bientôt la fin, je vous le laisse pour cent vingt francs, si vous voulez, c'est une affaire !
- J'ai vu, merci beaucoup, mais j'ai déjà le même. J'aurais mieux fait d'attendre, le vôtre est moins cher, mais voilà, je l'ai déjà acheté ! " Jacques salua avec un gentil sourire et s'éloigna. Il pensait à la belle série de verres, et cette obsession commençait à le faire enrager... Il accéléra le pas, pour finir son deuxième tour, et revenir plus vite auprès du cristal tant convoité. Quinze cent francs. Ce n'était pas donné, certes. Mais c'était quand même du cristal. Des pièces rares, de surcroît... Il commençait à batailler avec lui-même, tentait de se convaincre que ça valait la peine de dépasser, pour une fois, son budget... C'était toujours la partie la plus difficile du jeu : se résister à soi-même, quand on a si fort envie de se céder... D'autant que Jacques avait les moyens, sa situation lui offrait de confortables revenus, et personne ne vivait avec lui pour les dépenser. La brocante, c'était sa seule folie. Pour le reste, il vivait plus que raisonnablement, sauf peut-être quelques écarts du côté de la gastronomie et des bons vins, surtout lorsqu'il invitait des amis... Et les beaux verres, justement, quel bonheur ce serait d'y déguster un bon Bordeaux acheté chez le propriétaire, ou cette vieille bouteille de Vosne-Romanée qu'un ami bourguignon lui avait offerte... Son esprit courait tout seul, et il ne s'était pas rendu compte qu'il était revenu devant le stand, où les verres, à nouveau, narguaient son oeil, tentaient sa main... Il retint son geste, au ton goguenard du vendeur : "Vous voyez bien que je vais les vendre, mes verres !" Un couple les regardait en effet. La femme, d'un air connaisseur, en faisait tourner un dans sa main, laissant jouer la lumière dans la pureté du cristal... Jacques sentit son coeur se serrer. Mais il ne fallait pas céder trop vite : "Bon, douze cent, vous voyez, j'augmente mon prix. Faites un effort !
- Quinze cents ou rien !"
Jacques haussa les épaules, jeta un regard circulaire sur le reste du stand, avança de quelques pas. Machinalement, il se saisit d'un bol esseulé posé devant lui, le regardant d'un oeil distrait. Derrière lui, la femme disait : "Moi, pour treize cents, je les prends. Je suis plus généreuse que le Monsieur, vous devriez accepter. Vos collègues commencent à ranger.
- Non, non, c'est quinze cents, ils les valent ! "
La femme parlementait à mi-voix avec son mari, mais Jacques entendait très bien : le mari était prêt à céder pour quinze cents. Les beaux verres allaient être perdus... Jacques concentra son attention sur le petit bol, pour ne pas crier le premier : "Bon, quinze cents, je les prends !" D'ailleurs, c'était trop tard. Le mari avait sorti son chéquier, et le brocanteur commençait à rouler les verres dans du papier journal, en riant doucement. Mais Jacques ne l'entendait plus : il venait de retourner le bol, et, à moitié masquée par une étiquette au prix effacé, il avait aperçu une petite fêlure au dessin insolite.
"Combien ce bol ?
- Bah, soixante dix francs, pour vous faire plaisir !"
Jacques ne marchanda pas, et sortit de sa poche un billet tout neuf qu'il tendit au vendeur, fort surpris et presque déçu d'une reddition si rapide, surtout pour une banale faïence de Quimper qu'on pouvait trouver partout. Sans mot dire, il lui rendit la monnaie.
Mais Jacques se fichait pas mal d'avoir payé trois fois trop cher un méchant petit bol au décor altéré : à cette fêlure étrange qui dessinait un petit Z dans la faïence, il venait de reconnaître, sans confusion possible, le bol dans lequel sa grand-mère lui servait son chocolat matinal quand, petit, il passait les vacances en Bretagne..
J'ai lu votre nouvelle avec un réel plaisir. Le rythme interne à la phrase, le rythme propre au déroulement du récit, sont finement mesurés et je les apprécie. La chute est touchante et inattendue - car vous avez bien amené votre fausse piste - et c'est encore sous son effet que je vous écris ce petit commentaire de félicitations.
Bonjour Dado,
Très grand merci pour ce commentaire, qui me touche beaucoup, d'autant que cette nouvelle est l'une de mes préférées.