L'Annonciade

Publié le 26 juillet 2006 par Hélène - 0 comments


Que l’art et l’amour offrent des frissons jumeaux, je l’ai compris un jour de septembre, dans le musée de l’Annonciade, à St Tropez.

Je voyageais seule, profitant d’une belle arrière-saison pour découvrir la côte méditerranéenne sans être trop gênée par les touristes, et flâner à mon rythme. Fin septembre, il reste surtout des étrangers, dont les étudiants avec qui je partageais parfois mes repas dans les auberges de jeunesse où je logeais chaque soir. Celle de St Tropez est en réalité à La-Garde-Freinet, en lisière de forêt, dans une gendarmerie désaffectée et plutôt déglinguée : carreaux cassés, chauffe-eau ruiné, dortoirs aux sommiers défoncés et aux peintures salies. Je pensais donc ne pas m’attarder en ces lieux, étant par ailleurs assez peu friande du genre de tourisme surfait dont est fait St Tropez. Cependant, dès le premier soir, alors que tout le monde était rentré et s’activait dans la grande cuisine, je trouvai immédiatement l’ambiance chaleureuse. On se faisait goûter les plats, on riait en plusieurs langues, il y avait je m’en souviens trois italiens qui parlaient fort et firent des pâtes pour dix. Il y avait les deux « aubergistes », du même âge que nous, dont un étudiant des Beaux-Arts. C’était peut-être lui qui avait choisi de mettre à fond « Tubular Bells », et qui m’a rendu fan de Mike Oldfield. Il fut difficile d’aller se coucher.

Le lendemain, je visitai le village si fameux. Balade désabusée le long du port de plaisance où les yachts rivalisent de taille et de chromes rutilants, regard ironique sur les quelques touristes attablés à la terrasse de Sennequier : l’étalage du fric suscite mon mépris plus que mon envie. Mais le cœur du village a son charme, et les plages seraient bien belles si elles étaient moins encombrées. Je fis cependant une station rituelle à Pampelonne : en fin d’après-midi, on pouvait s’y poser en paix. Il faisait un peu frais pour la baignade. J’en profitai pour continuer la lecture que j’avais choisie pour accompagner ces vacances solitaires. Proust exige de longues heures de patience, et si l’on n’en prend pas sa ration quotidienne, de préférence un peu copieuse, on manque l’essentiel : se plonger dans l’univers de l’écrivain, ralentir pour se calquer sur son rythme, s’imprégner des paysages de la nature et de l’âme, en longues descriptions et introspections. Dans Proust, il n’y a pas d’action… ou si peu.

C’était mardi, et le musée que je voulais visiter était fermé. Je me régalais par avance de ce petit joyau découvert presque par hasard entre les pages de mon guide, et qui avait motivé mon détour par St Tropez : fauves, nabis, pointillistes, les peintres que je préfère, ou peut-être que j’ai appris à préférer depuis cette visite, habillent les murs d’une ancienne chapelle, l’Annonciade. J’en parlai le soir même avec l’étudiant des Beaux-Arts, qui sculptait assidûment depuis la veille le même morceau de bois, sans que j’arrive à discerner ce qu’il voulait en faire. Le garçon était peu bavard, mais avait de beaux yeux, dont les sourcils se soulevèrent à l’évocation du musée. Je fus surprise, compte tenu de ses études, qu’il ne l’ait pas encore visité, alors qu’il était là depuis plus de trois mois. Mais il est vrai que, de l’auberge, il fallait une voiture pour s’y rendre, et qu’il n’en avait pas. Je lui proposai donc de m’accompagner, et il accepta : il y avait moins de passage à l’auberge, il pouvait laisser l’autre aubergiste seul durant une partie de la journée.

Après une seconde nuit dans le dortoir aux vitres brisées et une douche froide, nous voilà donc partis pour l’Annonciade. J’aime tout de suite la simplicité du décor intérieur, humble et blanc, et les échappées sur la mer depuis les fenêtres en ogive, dont les vitraux ont été remplacés par du verre blanc, offrant aux œuvres exposées une belle lumière naturelle. Je commence ma visite sans m’occuper de Gilles. Le garçon est assez taciturne, et nous ne nous connaissons pour ainsi dire pas. Je procède donc comme à mon habitude : je fais un premier tour relativement rapide, pour avoir une vue d’ensemble, et identifier les œuvres qui m’accrochent l’œil, sur lesquelles je m’attarde plus longuement ensuite. Nous avons tout notre temps : en période estivale, le musée est ouvert jusqu’à vingt-trois heures.
Spontanément, je m’approche d’abord des statues de Maillol, hommage aux rondeurs du corps féminin. Maillol aime les femmes, les magnifie, les glorifie. Maillol m’aime, et j’aime Maillol pour cette image harmonieuse qu’il me renvoie de ma féminité, pour cette invitation à la caresse, de l’œil et de la main, pour cette promesse de volupté qu’il offre à toute femme. Je frissonne dans la chaleur de l’été, et me promets d’aller revoir à Paris celles du Musée d’Orsay, chaque fois que j’aurai besoin d’être consolée.
En attendant, les larmes me montent bel et bien aux yeux devant le « Port de Marseille dans la brume » de Marquet. Je ne connaissais pas ce peintre, mais je suis subjuguée par la lumière de son brouillard, par la désarmante simplicité du trait, et l’absolue maîtrise des reflets dans l’eau pâle, à peine rayée par un petit bateau qui passe, minuscule et isolé au milieu du bassin. Il y a là tout à la fois de la nostalgie, de la solitude, et l’espoir insensé de voir le soleil percer la brume. Sans rien dire, Gilles s’est approché du tableau, qui semble aussi le captiver. Un peu confuse d’exposer mes émotions aussi crûment, je m’éclipse, pour retrouver une image féminine dans le tableau de Bonnard, « Nu devant la cheminée ». La femme y est moins voluptueuse que chez Maillol, un peu raide, comme si le regard du peintre sur sa nudité la gênait. Mais j’aime la douceur de la palette bleue, judicieusement réchauffée de rose, qui confère à ce tableau une infinie tendresse. Oui, moins de sensualité, mais sûrement autant d’amour, dont le romantisme et la retenue délicate me touchent.
Je retrouve Gilles devant Derain. « Effets de soleil sur l’eau » fait flamboyer les couleurs et me chavire le cœur. J’aime particulièrement les peintres pointillistes, et ne me lasse pas de regarder à différentes distances, pour le plaisir de voir le motif se modifier imperceptiblement. Gilles s’avance en même temps que moi, esquisse un geste, qu’il réprime aussitôt, rangeant sa main dans la poche de son jean : lui aussi a envie de toucher cette belle matière, comme si la pulpe des doigts pouvait nous révéler le secret de ces merveilleux effets. Ce bleu dense, ce rouge vif, me remplissent d’allégresse, je me sens secrètement complice du geste du garçon, et je souris. Gilles tourne la tête et me sourit aussi. « C’est vraiment très beau. Merci de m’avoir emmené ici… » Oui, la peinture est un bonheur, et c’est la première fois que j’ai la sensation de le partager. Troublée, je ne dis rien. J’esquisse à peine un haussement d’épaule en pointant le menton vers la toile, pour dire que ce n’est rien, que j’ai juste offert une place dans ma voiture, mais que le vrai transport, c’est le peintre qui nous l’offre. Je danse d’un pied sur l’autre. J’ai du mal à détacher mon regard de cette toile, en même temps je me sens presque indécente d’être aussi émue sous les yeux de ce garçon que je ne connais pas. C’est pourtant sans importance, je pars demain, et ne le reverrai probablement jamais… Ou plutôt si, c’est peut-être cette certitude que ce moment est bref, trop bref, qui me pince le cœur. Je lui jette un œil à la dérobée : il s’est à nouveau abîmé dans sa contemplation, et je ne compte plus. Je suis à la fois soulagée et déçue…
« L’Orage à St Tropez » de Signac est d’une facture très proche. Mêmes couleurs saturées que chez Derain, même traitement du point, assez gros, évoquant la violence du vent qui tourmente les nuages et la mer, en contradiction avec leur bleu limpide qui n’est pas celui de l’orage. J’aime ce décalage, qui donne du mystère à la toile. On se demande comment la voile gonflée du petit bateau de plaisance peut résister… On est rasséréné par le rose chaleureux des façades bâties au bord de l’eau. Tout n’est que sentiments contradictoires… et c’est exactement mon état d’esprit du moment. Est-ce le peintre, ou l’étudiant ? Pour l’instant, Gilles a disparu de ma vue.
Il revient derrière moi pendant que je contemple les « Pins parasols aux Canoubiers », eux aussi pleins d’énigme. Le mauve qui voile l’ensemble de la toile et la tache orangée qui éclaire le ciel en arrière-plan suggèrent bien la fin d’une journée, empreinte de douceur et de langueur, d’un léger regret pour ce jour écoulé, mais peut-être aussi du soulagement de voir enfin tomber un peu la chaleur. J’ai la tête un peu penchée de côté, et ma main sur ma bouche traduit tout à la fois ma concentration et mon désarroi. Je sursaute en entendant les pas du garçon, et laisse brusquement retomber cette main trop explicite. Il s’est approché très près de moi, et ma main heurte sa cuisse. Je veux la retirer, comme si je m’étais brûlée, mais la sienne me retient, et très doucement caresse le bout de mes doigts. Je m’échappe néanmoins, à pas précipités, cherchant sur les murs une image propre à calmer mes sens agités. Dufy tombe à point nommé. Certes le ciel est un peu sombre et brouillé au bout de la « Jetée de Honfleur », mais ses promeneurs endimanchés sont paisibles. Nulle arrière-pensée dans cette toile là, juste une scène de la vie ordinaire, et un bateau qui passe lentement le long de la jetée. Je dois absolument me calmer. Je ne sais pas ce qui m’arrive, les raisons exactes de ce cœur affolé m’échappent, et je fronce les sourcils. En tournant la tête, j’aperçois la Nymphe de Maillol devant sa fenêtre, et la mer plus loin derrière elle. Je laisse mon regard se perdre sur la ligne d’horizon, sous le sein de la belle statue, et je reprends mon souffle.
Je veux encore aller voir Seurat, dont les points légers sur le « Chenal de Gravelines » veloutent la toile. Les couleurs sont douces et subtiles, comme un pastel, bien fondues entre-elles, et j’aime cette extrême douceur : c’est bien là ce qu’il me faut pour achever dans la sérénité cette bouleversante visite. Une caresse tendre, la lumière estompée, tamisée par le semis pointillé. J’ai envie de voguer sur cette eau calme, de me perdre dans cet horizon bleuté, de prendre lentement le large, de sentir ma poitrine se dilater sous les embruns. Gilles est à côté de moi, et vogue sur la même eau, respire au même rythme, bat des cils au même instant que moi. Il voit et sent la même chose que moi, les mêmes couleurs le bouleversent, les mêmes courbes douces l’apaisent…

Nous quittons le musée sans rien dire, remplis de ce que nous venons de contempler, émus et ravis, et descendons tranquillement vers le vieux port, dont nous empruntons les quais vers la Tour du Portalet. Derrière un mur épais qui semble un rempart, on entend bruisser les vagues, et une petite porte nous livre bientôt un passage vers un renfort de rocher léché par l’eau salée d’une petite baie. Gilles est un peu devant moi, campé sur un rocher, bras ballants, regard perdu dans le lointain. Je reconnais le petit pincement que je sens dans ma poitrine. Maintenant, c’est moi qui veux lui prendre la main, mais j’hésite longtemps, trop longtemps : il se retourne, regarde sa montre, et jette : « Il se fait tard, il faut que je rentre à l’auberge, j’ai promis à Vincent d’être rentré avant l’arrivée des pensionnaires. Tu peux me ramener ? » Il y a un peu de tristesse dans la lumière verte de ses yeux. Je pars demain, et je sais que plus rien n’est possible, j’ai laissé passer l’heure. Mais je sais que pendant une après-midi, nous avons été bercés des mêmes émotions, brûlés du même feu. En regardant ces yeux, j’ai le même frisson que devant les tableaux tout à l’heure, le même creux au fond du ventre, le même picotement le long de l’échine. C’est d’émoi artistique que avons communié dans cette église de l’Annonciade, et c’est comme si nous avions été amants. En cet instant je regrette de ne pas consommer la communion des corps, mais au fond de moi je sais que ce frisson là est peut-être plus fort, que cette journée là est pour jamais gravée dans ma mémoire, comme les plus brûlantes des nuits que j’ai connues depuis…

Sixième étage

Publié le 23 juillet 2006 par Hélène - 0 comments


Lydie habitait un immeuble de six étages, planté au milieu d'un parc boisé dans le quartier le plus tranquille de Brive la Gaillarde. Tellement tranquille que les retraités et les femmes sans profession qui y vivaient toute la journée s'y ennuyaient ferme... et en conséquence épiaient les faits et gestes de leurs voisins.

Ainsi, tout le monde avait remarqué dès le premier jour la Ford neuve de Monsieur Schmidt, et pendant une bonne semaine, la controverse allait bon train quant à la couleur de la carrosserie. Ce rouge, bien que sombre, semblait encore trop voyant à Madame Castel, alors que Jeanne Dubois le trouvait très chic. D'ailleurs, son défunt mari avait eu une 404 d'une couleur très proche.

Il avait fallu un peu plus de temps pour être sûr que Madame Clairbois attendait son troisième enfant. Pendant presque un mois, on se perdit en conjectures : avait-elle seulement pris du poids ? Mais lorsqu'elle ressortit la robe ample à grandes fleurs qu'elle avait déjà portée pour le deuxième, personne n'eut plus de doute : elle préparait bien un nouvel héritier. Mademoiselle Georges en était mi-admirative, mi-dubitative, elle qui se desséchait sans descendance, et sans que personne ne sut vraiment si un homme avait un jour seulement porté les yeux sur elle. "Tout de même, trois, ce doit être du travail ! Elle est courageuse !"

Il y avait encore la fille Martin, dont les vêtements excentriques alimentaient régulièrement la chronique du quartier. Un régal pour les rombières qu'une simple jupe à mi-cuisses scandalisaient déjà : Christelle arbora successivement des shorts effrangés qui laissaient apercevoir la naissance de ses fesses quand elle marchait, une vraie provocation, des jeans troués au genoux, une honte, surtout pour une fille de médecin, puis des robes longues jusqu'aux chevilles... mais de jersey tellement moulant que cela outrepassait les limites de la décence ! Madame Castel ne trouvait plus de mots assez vifs pour exprimer sa désapprobation : Christelle heurtait par trop son bon goût et sa scrupuleuse discrétion. Mademoiselle Georges hochait la tête, plus conciliante : "Bah, vous savez, la jeunesse, ça lui passera...". Et Madame Castel, à chaque fois, rentrait chez elle en s'interrogeant sur ce qu'avait bien pu être la jeunesse de Mademoiselle Georges pour qu'elle tienne des propos si permissifs...

L'emménagement d'un jeune homme que personne ne connaissait dans l'appartement vide du sixième étage tomba à point nommé pour relancer les conversations : la fille Martin était en stage pour un an aux Etats-Unis, et Madame Clairbois avait accouché d'un petit garçon, encore trop jeune pour que ses sottises fassent rire ou s'affoler les vieilles dames. L'immeuble était retombé dans sa torpeur : il ne se passait rien.

Aussi, quand le camion vert se gara dans l'allée, juste devant l'entrée du hall, ce fut l'effervescence. D'où venait-il ? 22, c'est quel département déjà ? Ah, les Côtes d'Armor, c'est en Bretagne, ça, non ? Le mobilier qu'on en déchargea fut examiné avec minutie. Un canapé recouvert de toile beige. Un fauteuil Voltaire au velours un peu usé. Un sommier à lattes qui avait l'air tout neuf. Une table de chêne et ses quatre chaises assorties. Un bureau ciré, dont la patine trahissait l'âge. Tout cela était classique et de bon ton. Le lampadaire au pied sinusoïdal et à l'abat-jour d'acier brossé était déjà plus douteux. Et puis alors, cette grande toile qui n'avait même pas de cadre, une horreur, oui, vraiment. On aurait dit que le peintre avait trébuché, renversant plusieurs pots de peinture en même temps, dont il aurait ensuite simplement étalé les couleurs en balayant ses pinceaux au hasard. De l'art abstrait ? Une ignominie, voulez-vous dire ! De nos jours, les artistes ne savent même plus dessiner ! En quelques instants, la cote du jeune homme dégringola d'une bonne dizaine de points.

Il fallut attendre le lendemain matin, un samedi, pour découvrir le nouvel occupant : c'était ce grand jeune homme blond qui rentrait dans le hall, une baguette à la main, et un journal sous le bras, dont malheureusement personne n'arriva à deviner le titre. Plutôt bien de sa personne, proprement habillé d'un pantalon de toile bleu marine, et d'une Lacoste immaculée. Vraiment, très correct. Dommage qu'il eût un goût si affreux pour la peinture ! Apparemment, il vivait seul : personne de l'accompagnait jamais, et aucune autre tête nouvelle n'était apparue en même temps que lui. Et personne n'arriva à savoir quelle profession il exerçait. On le voyait seulement partir chaque matin à la même heure, et rentrer le soir avec presque la même exactitude, à une demi-heure près. On tenta bien d'engager la conversation dans l'ascenseur, ou quand on le croisait chez le boulanger, mais le jeune homme se cantonnait aux politesses d'usage, et à de banales considérations météorologiques...

Lydie ne se souciait guère de ces ragots, ignorant même qu'elle avait été l'objet de toutes les curiosités lors de son propre emménagement. Ses horaires irréguliers avaient même suscité la suspicion, jusqu'à ce que Jeanne Dubois, avec des airs de conspiratrice, ne livre les clefs du mystère : lorsqu'elle était allée passer des radios à l'hôpital, elle avait croisé Lydie dans les couloirs, vêtue d'une blouse blanche, une coiffe sur la tête. Lydie était infirmière, et les gardes de nuits justifiaient ses horaires inhabituels. Tout le monde fut rassuré, et on la saluait depuis bien franchement lorsqu'on la croisait dans l'allée.

Pourtant, quelques semaines après l'emménagement du jeune breton, Lydie revint au centre des conversations : à plusieurs reprises, on l'avait croisée dans l'ascenseur, la plupart du temps chargée de sacs à provisions. C'était déjà étrange en soi, puisque Lydie habitait le rez-de-chaussée. C'est Madame Castel qui la surprit en flagrant délit : entrée juste derrière elle dans la cabine, elle l'avait vue appuyer sur le bouton du sixième. Alors, plus personne n'eut de doute : elle fréquentait le nouveau venu. Ils avaient même sans doute passé le cap de la vie commune, puisqu'elle montait si souvent des courses. Tout de même, cette jeunesse d'aujourd'hui avait des moeurs bien dissolues ! Et elle ne perdait pas de temps : le jeune homme était là depuis moins de trois mois. Pourtant, on ne les voyait jamais ensemble. Sans doute essayaient-ils d'échapper à la vigilance du voisinage. Mais les commères avaient l'oeil, on ne les trompait pas si facilement ! Et puis Mademoiselle Georges, le regard plein d'une douce brume, fit remarquer que c'était de leur âge, et même qu'ils étaient bien assortis, grands et minces tous les deux. Peut-être avaient-ils l'intention de se marier ? On redoubla d'attention, pour ne perdre aucune de leurs allées et venues, et cerner au plus près l'évolution de ces amours naissantes. On se fit encore plus aimable, avec l'un comme avec l'autre : on espérait bien, si mariage il y avait, être invité à la messe, peut-être même au vin d'honneur... Quel appartement conserveraient-ils ? Celui du sixième ou celui du rez-de-chaussée ? A moins qu'ils ne cherchent un logement plus grand : ils habitaient, à six étages d'intervalle, le même T2, les plus petits appartements de l'immeuble. Pas suffisant avec des enfants. Et puis, ils travaillaient tous les deux, ils avaient les moyens de voir plus large ! On se remémora le mobilier de Lydie, pour vérifier que les styles s'accordent. Mais décidément, il y avait toujours cette horrible toile qui gâchait tout...

Les langues allaient bon train. Les tenues de la fille Martin étaient oubliées depuis belle lurette : il se passait désormais des choses bien plus passionnantes dans l'immeuble ! Pensez-donc : assister en direct aux débuts d'un couple, c'est tout de même une belle aventure, non ? Mademoiselle Georges en était toute émue, et un sourire attendri flottait sur ses lèvres depuis que l'idylle avait commencé entre les deux jeunes gens...

Et puis un beau matin, patatras ! Jeanne Dubois arborait un air consterné lorsqu'elle aperçut Mademoiselle Georges au bout de l'allée. "Que se passe-t-il ?", demanda cette dernière.
"Lydie...
- Elle s'est disputée avec le jeune homme ?
- Non, non... mais... Enfin, je n'en ai pas dormi de la nuit !
- Eh bien, mais de quoi donc ?
- Figurez-vous qu'hier soir, j'étais ressortie chercher du pain. En revenant, Lydie était dans le hall, elle allait monter dans l'ascenseur, du courrier et un gros sac à provisions à la main. Elle s'est effacée pour me laisser passer, et devinez-quoi ? Dans l'ascenseur, il y avait déjà quelqu'un...
- Mais qui donc ?
- Eh bien, mais le jeune homme du sixième !
- Fichtre !
- Pensez-donc ! Je jubilais intérieurement de les avoir surpris... et puis...
- Et puis ?
- Le jeune homme a demandé à Lydie où elle allait. En moi-même, je me suis dit qu'il était bon comédien, mais qu'il ne me duperait pas si facilement. Lydie lui a répondu : au sixième. Et elle a enchaîné : je vais porter ses courses à Madame Piau. La pauvre, elle ne peut plus marcher, en ce moment...
- Tiens, c'est vrai, on ne la voit plus du tout, depuis quelques temps... Je n'avais pas fait attention...
- Oui, il paraît que Madame Piau s'est fait une bonne entorse en glissant dans l'allée il y a déjà presque deux mois. Madame Martin me l'a confirmé ce matin : c'est son mari qui l'a soignée."

En effet, la vieille dame, qui habitait sur le même pallier que le jeune breton, était tombée, un dimanche matin en revenant de la messe. C'était Lydie qui l'avait trouvée, étalée sur le gravillon. Elle avait sonné chez le Docteur Martin, et à eux deux, ils l'avaient remontée chez elle, avaient bandé la cheville enflée et lui avaient fait une piqûre pour la soulager.

Curieusement, cet incident était passé inaperçu de toutes les commères de l'immeuble, trop occupées sans doute par la romance dont elles tricotaient chaque jour un nouvel épisode... Mais depuis ce jour-là, Lydie, presque quotidiennement, montait ses courses à Madame Piau... au sixième étage de l'immeuble..

Une petite fêlure

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Il faisait beau, ce dimanche de juillet. Tellement beau que tout le monde, vendeurs, acheteurs et badauds cherchait l'ombre des platanes. Un bric-à-brac indescriptible s'étalait sur la place du foirail et sur le tour de ville : c'était la brocante annuelle de Cajarc. Les stands des professionnels alternaient avec les fonds de grenier des habitants du canton, le plus souvent déballés à même le bitume. Vieilles armoires, brocs ébréchés, socs de charrue, voisinaient avec la voiture à pédales dédaignée par le petit dernier depuis qu'on lui avait offert un vélo, tranchant singulièrement sur la vaisselle ancienne, parfois dépareillée, et quelque ménagère en argent qui aurait eu besoin d'un bon astiquage pour embellir une table. Il y avait du monde. Des vacanciers, qui espéraient trouver un souvenir de vacances original, ou qui voulaient simplement rompre avec la monotonie des après-midi de baignade dans le fleuve. Des parisiens, qui venaient chiner une petite table, ou un vieux lampadaire, pour meubler à bon marché leur maison de vacances. La fille du charcutier, qui venait par hasard de tomber en arrêt devant un pot de porcelaine blanche, qu'elle imaginait déjà très bien sur le vaisselier du salon, mais que le brocanteur refusait de lui céder au prix qu'elle en proposait. Les autochtones, qui descendaient pour dire bonjour aux têtes connues, mais aussi peut-être pour assouvir une curiosité un peu malsaine en observant, l'air de rien, ce qui traînait dans les greniers de leurs voisins. Et puis il y avait les collectionneurs. Ceux qui traquent un livre rare, le verre gravé qui complétera une douzaine orpheline, la série de petites cuillers repérée dans une revue spécialisée, ou simplement l'assiette ancienne qui fait plaisir à l'oeil, accrochée au dessus de la cheminée.

Jacques était de ceux-là. Lui, son dada, c'était la vaisselle art-déco. Il était déjà venu tôt le matin repérer quelques pièces, dont il espérait bien faire baisser le prix un peu plus tard dans la journée. Après un déjeuner sous les arbres, il entamait son deuxième tour, scrutant chaque étalage pour vérifier que rien ne lui avait échappé : parfois, la pièce de choix se cachait malignement derrière une carafe sans intérêt, ou sous un vieil oripeau qui ne valait pas trois sous. Il fallait bien regarder, prendre son temps : là était d'ailleurs une bonne partie du plaisir. Il se laissait parfois distraire par une négociation en cours, s'amusant des arguments développés par l'acheteur, mépris affiché pour l'objet qu'il désirait pourtant si fort, et de l'obstination du vendeur, pas dupe, qui n'allait pas laisser échapper une si belle occasion de prendre son bénéfice. La discussion pouvait durer un bon moment, et cela aussi faisait partie du plaisir... Jacques approchait maintenant du stand où il avait repéré le matin une superbe série de verres, qui serait admirable avec le service de vaisselle complété l'an dernier, après de patientes recherches. Son coeur se mit à battre plus fort : pourvu que personne ne l'ait achetée depuis sa visite matinale. C'était peu probable, le vendeur en voulait vraiment trop cher, même si l'on rapportait le prix à la beauté du service, et à cette inestimable particularité : la douzaine était complète, et n'avait pas un éclat. On ne sait jamais, un amateur de la même eau que lui avait pu faire les mêmes remarques, et emporter l'affaire... Tout allait bien cependant : les verres étaient toujours là, étincelant doucement au soleil, encore plus beaux que le matin.

Jacques fit comme si de rien n'était, et contourna le stand sans s'arrêter, puis revint brusquement sur ses pas, comme saisi d'un remords : "Vous les vendez combien, vos verres ?
- Mais le même prix que ce matin, Monsieur, quinze cent francs la série.
- Ils sont décidément trop chers. Tant pis. D'ailleurs, vous voyez bien, personne ne les a achetés !
- Ce n'est pas grave. Je les ai seulement depuis une semaine. Avant la fin du mois, j'aurai trouvé preneur !
- Allons, ils sont fragiles, vous risquez de les casser dans le transport. Pour mille francs, je les prends, et je vous paie en liquide.
- Vous voulez rire ? Quinze cents, ou rien ! Au revoir, Monsieur."
Jacques, dépité, s'éloigna de quelques pas, poursuivant sa balade. Aussi séduit qu'il fut, il ne voulait pas dépasser le budget qu'il s'était fixé : c'était la règle du jeu. Sinon, ç'aurait été trop facile !

Un peu plus loin, il y avait un joli légumier, assorti à son fameux service de table. Il le prit en main, le soupesa, le retourna : c'était bien la même signature, et il était en très bon état. Cent cinquante francs, c'était tout à fait raisonnable. Mais un plat à légumes, il en avait déjà un, tout pareil, un peu plus petit peut-être... Jacques reposa l'objet, et manqua le casser : la voix de la brocanteuse qu'il n'avait pas vue s'approcher l'avait fait sursauter : "Il vous plaît, mon plat, vous l'avez déjà regardé ce matin. Allez, c'est bientôt la fin, je vous le laisse pour cent vingt francs, si vous voulez, c'est une affaire !
- J'ai vu, merci beaucoup, mais j'ai déjà le même. J'aurais mieux fait d'attendre, le vôtre est moins cher, mais voilà, je l'ai déjà acheté ! " Jacques salua avec un gentil sourire et s'éloigna. Il pensait à la belle série de verres, et cette obsession commençait à le faire enrager... Il accéléra le pas, pour finir son deuxième tour, et revenir plus vite auprès du cristal tant convoité. Quinze cent francs. Ce n'était pas donné, certes. Mais c'était quand même du cristal. Des pièces rares, de surcroît... Il commençait à batailler avec lui-même, tentait de se convaincre que ça valait la peine de dépasser, pour une fois, son budget... C'était toujours la partie la plus difficile du jeu : se résister à soi-même, quand on a si fort envie de se céder... D'autant que Jacques avait les moyens, sa situation lui offrait de confortables revenus, et personne ne vivait avec lui pour les dépenser. La brocante, c'était sa seule folie. Pour le reste, il vivait plus que raisonnablement, sauf peut-être quelques écarts du côté de la gastronomie et des bons vins, surtout lorsqu'il invitait des amis... Et les beaux verres, justement, quel bonheur ce serait d'y déguster un bon Bordeaux acheté chez le propriétaire, ou cette vieille bouteille de Vosne-Romanée qu'un ami bourguignon lui avait offerte... Son esprit courait tout seul, et il ne s'était pas rendu compte qu'il était revenu devant le stand, où les verres, à nouveau, narguaient son oeil, tentaient sa main... Il retint son geste, au ton goguenard du vendeur : "Vous voyez bien que je vais les vendre, mes verres !" Un couple les regardait en effet. La femme, d'un air connaisseur, en faisait tourner un dans sa main, laissant jouer la lumière dans la pureté du cristal... Jacques sentit son coeur se serrer. Mais il ne fallait pas céder trop vite : "Bon, douze cent, vous voyez, j'augmente mon prix. Faites un effort !
- Quinze cents ou rien !"



Jacques haussa les épaules, jeta un regard circulaire sur le reste du stand, avança de quelques pas. Machinalement, il se saisit d'un bol esseulé posé devant lui, le regardant d'un oeil distrait. Derrière lui, la femme disait : "Moi, pour treize cents, je les prends. Je suis plus généreuse que le Monsieur, vous devriez accepter. Vos collègues commencent à ranger.
- Non, non, c'est quinze cents, ils les valent ! "
La femme parlementait à mi-voix avec son mari, mais Jacques entendait très bien : le mari était prêt à céder pour quinze cents. Les beaux verres allaient être perdus... Jacques concentra son attention sur le petit bol, pour ne pas crier le premier : "Bon, quinze cents, je les prends !" D'ailleurs, c'était trop tard. Le mari avait sorti son chéquier, et le brocanteur commençait à rouler les verres dans du papier journal, en riant doucement. Mais Jacques ne l'entendait plus : il venait de retourner le bol, et, à moitié masquée par une étiquette au prix effacé, il avait aperçu une petite fêlure au dessin insolite.
"Combien ce bol ?
- Bah, soixante dix francs, pour vous faire plaisir !"

Jacques ne marchanda pas, et sortit de sa poche un billet tout neuf qu'il tendit au vendeur, fort surpris et presque déçu d'une reddition si rapide, surtout pour une banale faïence de Quimper qu'on pouvait trouver partout. Sans mot dire, il lui rendit la monnaie.

Mais Jacques se fichait pas mal d'avoir payé trois fois trop cher un méchant petit bol au décor altéré : à cette fêlure étrange qui dessinait un petit Z dans la faïence, il venait de reconnaître, sans confusion possible, le bol dans lequel sa grand-mère lui servait son chocolat matinal quand, petit, il passait les vacances en Bretagne..

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