Sixième étage

Publié le 23 juillet 2006 par Hélène -


Lydie habitait un immeuble de six étages, planté au milieu d'un parc boisé dans le quartier le plus tranquille de Brive la Gaillarde. Tellement tranquille que les retraités et les femmes sans profession qui y vivaient toute la journée s'y ennuyaient ferme... et en conséquence épiaient les faits et gestes de leurs voisins.

Ainsi, tout le monde avait remarqué dès le premier jour la Ford neuve de Monsieur Schmidt, et pendant une bonne semaine, la controverse allait bon train quant à la couleur de la carrosserie. Ce rouge, bien que sombre, semblait encore trop voyant à Madame Castel, alors que Jeanne Dubois le trouvait très chic. D'ailleurs, son défunt mari avait eu une 404 d'une couleur très proche.

Il avait fallu un peu plus de temps pour être sûr que Madame Clairbois attendait son troisième enfant. Pendant presque un mois, on se perdit en conjectures : avait-elle seulement pris du poids ? Mais lorsqu'elle ressortit la robe ample à grandes fleurs qu'elle avait déjà portée pour le deuxième, personne n'eut plus de doute : elle préparait bien un nouvel héritier. Mademoiselle Georges en était mi-admirative, mi-dubitative, elle qui se desséchait sans descendance, et sans que personne ne sut vraiment si un homme avait un jour seulement porté les yeux sur elle. "Tout de même, trois, ce doit être du travail ! Elle est courageuse !"

Il y avait encore la fille Martin, dont les vêtements excentriques alimentaient régulièrement la chronique du quartier. Un régal pour les rombières qu'une simple jupe à mi-cuisses scandalisaient déjà : Christelle arbora successivement des shorts effrangés qui laissaient apercevoir la naissance de ses fesses quand elle marchait, une vraie provocation, des jeans troués au genoux, une honte, surtout pour une fille de médecin, puis des robes longues jusqu'aux chevilles... mais de jersey tellement moulant que cela outrepassait les limites de la décence ! Madame Castel ne trouvait plus de mots assez vifs pour exprimer sa désapprobation : Christelle heurtait par trop son bon goût et sa scrupuleuse discrétion. Mademoiselle Georges hochait la tête, plus conciliante : "Bah, vous savez, la jeunesse, ça lui passera...". Et Madame Castel, à chaque fois, rentrait chez elle en s'interrogeant sur ce qu'avait bien pu être la jeunesse de Mademoiselle Georges pour qu'elle tienne des propos si permissifs...

L'emménagement d'un jeune homme que personne ne connaissait dans l'appartement vide du sixième étage tomba à point nommé pour relancer les conversations : la fille Martin était en stage pour un an aux Etats-Unis, et Madame Clairbois avait accouché d'un petit garçon, encore trop jeune pour que ses sottises fassent rire ou s'affoler les vieilles dames. L'immeuble était retombé dans sa torpeur : il ne se passait rien.

Aussi, quand le camion vert se gara dans l'allée, juste devant l'entrée du hall, ce fut l'effervescence. D'où venait-il ? 22, c'est quel département déjà ? Ah, les Côtes d'Armor, c'est en Bretagne, ça, non ? Le mobilier qu'on en déchargea fut examiné avec minutie. Un canapé recouvert de toile beige. Un fauteuil Voltaire au velours un peu usé. Un sommier à lattes qui avait l'air tout neuf. Une table de chêne et ses quatre chaises assorties. Un bureau ciré, dont la patine trahissait l'âge. Tout cela était classique et de bon ton. Le lampadaire au pied sinusoïdal et à l'abat-jour d'acier brossé était déjà plus douteux. Et puis alors, cette grande toile qui n'avait même pas de cadre, une horreur, oui, vraiment. On aurait dit que le peintre avait trébuché, renversant plusieurs pots de peinture en même temps, dont il aurait ensuite simplement étalé les couleurs en balayant ses pinceaux au hasard. De l'art abstrait ? Une ignominie, voulez-vous dire ! De nos jours, les artistes ne savent même plus dessiner ! En quelques instants, la cote du jeune homme dégringola d'une bonne dizaine de points.

Il fallut attendre le lendemain matin, un samedi, pour découvrir le nouvel occupant : c'était ce grand jeune homme blond qui rentrait dans le hall, une baguette à la main, et un journal sous le bras, dont malheureusement personne n'arriva à deviner le titre. Plutôt bien de sa personne, proprement habillé d'un pantalon de toile bleu marine, et d'une Lacoste immaculée. Vraiment, très correct. Dommage qu'il eût un goût si affreux pour la peinture ! Apparemment, il vivait seul : personne de l'accompagnait jamais, et aucune autre tête nouvelle n'était apparue en même temps que lui. Et personne n'arriva à savoir quelle profession il exerçait. On le voyait seulement partir chaque matin à la même heure, et rentrer le soir avec presque la même exactitude, à une demi-heure près. On tenta bien d'engager la conversation dans l'ascenseur, ou quand on le croisait chez le boulanger, mais le jeune homme se cantonnait aux politesses d'usage, et à de banales considérations météorologiques...

Lydie ne se souciait guère de ces ragots, ignorant même qu'elle avait été l'objet de toutes les curiosités lors de son propre emménagement. Ses horaires irréguliers avaient même suscité la suspicion, jusqu'à ce que Jeanne Dubois, avec des airs de conspiratrice, ne livre les clefs du mystère : lorsqu'elle était allée passer des radios à l'hôpital, elle avait croisé Lydie dans les couloirs, vêtue d'une blouse blanche, une coiffe sur la tête. Lydie était infirmière, et les gardes de nuits justifiaient ses horaires inhabituels. Tout le monde fut rassuré, et on la saluait depuis bien franchement lorsqu'on la croisait dans l'allée.

Pourtant, quelques semaines après l'emménagement du jeune breton, Lydie revint au centre des conversations : à plusieurs reprises, on l'avait croisée dans l'ascenseur, la plupart du temps chargée de sacs à provisions. C'était déjà étrange en soi, puisque Lydie habitait le rez-de-chaussée. C'est Madame Castel qui la surprit en flagrant délit : entrée juste derrière elle dans la cabine, elle l'avait vue appuyer sur le bouton du sixième. Alors, plus personne n'eut de doute : elle fréquentait le nouveau venu. Ils avaient même sans doute passé le cap de la vie commune, puisqu'elle montait si souvent des courses. Tout de même, cette jeunesse d'aujourd'hui avait des moeurs bien dissolues ! Et elle ne perdait pas de temps : le jeune homme était là depuis moins de trois mois. Pourtant, on ne les voyait jamais ensemble. Sans doute essayaient-ils d'échapper à la vigilance du voisinage. Mais les commères avaient l'oeil, on ne les trompait pas si facilement ! Et puis Mademoiselle Georges, le regard plein d'une douce brume, fit remarquer que c'était de leur âge, et même qu'ils étaient bien assortis, grands et minces tous les deux. Peut-être avaient-ils l'intention de se marier ? On redoubla d'attention, pour ne perdre aucune de leurs allées et venues, et cerner au plus près l'évolution de ces amours naissantes. On se fit encore plus aimable, avec l'un comme avec l'autre : on espérait bien, si mariage il y avait, être invité à la messe, peut-être même au vin d'honneur... Quel appartement conserveraient-ils ? Celui du sixième ou celui du rez-de-chaussée ? A moins qu'ils ne cherchent un logement plus grand : ils habitaient, à six étages d'intervalle, le même T2, les plus petits appartements de l'immeuble. Pas suffisant avec des enfants. Et puis, ils travaillaient tous les deux, ils avaient les moyens de voir plus large ! On se remémora le mobilier de Lydie, pour vérifier que les styles s'accordent. Mais décidément, il y avait toujours cette horrible toile qui gâchait tout...

Les langues allaient bon train. Les tenues de la fille Martin étaient oubliées depuis belle lurette : il se passait désormais des choses bien plus passionnantes dans l'immeuble ! Pensez-donc : assister en direct aux débuts d'un couple, c'est tout de même une belle aventure, non ? Mademoiselle Georges en était toute émue, et un sourire attendri flottait sur ses lèvres depuis que l'idylle avait commencé entre les deux jeunes gens...

Et puis un beau matin, patatras ! Jeanne Dubois arborait un air consterné lorsqu'elle aperçut Mademoiselle Georges au bout de l'allée. "Que se passe-t-il ?", demanda cette dernière.
"Lydie...
- Elle s'est disputée avec le jeune homme ?
- Non, non... mais... Enfin, je n'en ai pas dormi de la nuit !
- Eh bien, mais de quoi donc ?
- Figurez-vous qu'hier soir, j'étais ressortie chercher du pain. En revenant, Lydie était dans le hall, elle allait monter dans l'ascenseur, du courrier et un gros sac à provisions à la main. Elle s'est effacée pour me laisser passer, et devinez-quoi ? Dans l'ascenseur, il y avait déjà quelqu'un...
- Mais qui donc ?
- Eh bien, mais le jeune homme du sixième !
- Fichtre !
- Pensez-donc ! Je jubilais intérieurement de les avoir surpris... et puis...
- Et puis ?
- Le jeune homme a demandé à Lydie où elle allait. En moi-même, je me suis dit qu'il était bon comédien, mais qu'il ne me duperait pas si facilement. Lydie lui a répondu : au sixième. Et elle a enchaîné : je vais porter ses courses à Madame Piau. La pauvre, elle ne peut plus marcher, en ce moment...
- Tiens, c'est vrai, on ne la voit plus du tout, depuis quelques temps... Je n'avais pas fait attention...
- Oui, il paraît que Madame Piau s'est fait une bonne entorse en glissant dans l'allée il y a déjà presque deux mois. Madame Martin me l'a confirmé ce matin : c'est son mari qui l'a soignée."

En effet, la vieille dame, qui habitait sur le même pallier que le jeune breton, était tombée, un dimanche matin en revenant de la messe. C'était Lydie qui l'avait trouvée, étalée sur le gravillon. Elle avait sonné chez le Docteur Martin, et à eux deux, ils l'avaient remontée chez elle, avaient bandé la cheville enflée et lui avaient fait une piqûre pour la soulager.

Curieusement, cet incident était passé inaperçu de toutes les commères de l'immeuble, trop occupées sans doute par la romance dont elles tricotaient chaque jour un nouvel épisode... Mais depuis ce jour-là, Lydie, presque quotidiennement, montait ses courses à Madame Piau... au sixième étage de l'immeuble..


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